COUP DE CŒUR DE ROLAND BERENGUIER
Coup de coeur ROLAND BERENGUIER

Novembre 2021

Coup de Cœur N° 115

Kiruna, la ville qui « déménage », un exemple ou une utopie ?

 

 

Un article paru en août 2021 sur la revue nouvelle « Le Grand Continent » concerne « le déménagement d'une ville », Kiruna située à l’extrémité nord de la Suède !

« Le Grand Continent » est une revue de création récente, éditée par le Groupe d’études géopolitiques, une association indépendante domiciliée à l’École normale supérieure et reconnue d’intérêt général.

On y trouve de nombreux articles sur l'art, l'économie, l'environnement, les guerres, l'actualité … Je partage cet article sur ce « déménagement urbain » assez exceptionnel :

« La mine de fer de Kiruna est active 24 heures sur 24, 365 jours par an. Ici, ça ne s’arrête jamais. C’est un corps vivant ». Faisant partie des plus importantes mines du monde, la mine de fer de Kiruna s’impose dans le paysage de la Laponie suédoise. Kiruna, commune de 20 000 habitants, fait face depuis 2004 à un danger imminent : la mine de fer ronge les sous-sols de la ville et fragilise les habitations.

Construite initialement en plein-air, la mine a peu à peu pris possession des sous-sols de la ville, augmentant sa production jusqu’à produire 27,1 millions de minerai de fer en 2020. Véritable levier de développement économique, l’industrie minière représente le principal bassin d’emplois de la ville. Cependant, elle menace actuellement sa pérennité, et la force à déménager trois kilomètres à l’est pour préserver son existence. À l’origine de la création de la ville, cette mine de fer appartenant à LKAB, entreprise détenue par l’État, occupe un rôle central dans le développement et la vie politique de Kiruna. Souhaitant tirer profit de ce déplacement, la municipalité a décidé de transformer la commune en améliorant son empreinte écologique, ses espaces publics et son architecture afin d’améliorer son attractivité. La municipalité a alors promis un nouveau Kiruna érigé comme un modèle de ville moderne résiliente pour convaincre les habitants du bien-fondé de cette décision. Kiruna 2.0 offre un mélange d’immeubles modernes et de bâtiments emblématiques relocalisés et est présentée comme l’adaptation parfaite des stratégies d’aménagement face aux effets du changement climatique. Bien que peu consultée, la population ne semble pas s’opposer à ce projet. Seule une partie de la population Sàmi a marqué son désaccord, sans être entendue. Les enjeux économiques semblent être plus importants que l’existence même de la ville. L’influence de LKAB est telle qu’aucune forme de contestation frontale ne semble émerger. Prévoyant de transformer sa production pour réduire drastiquement ses émissions de carbone d’ici 2045, LKAB souhaite concilier industrie minière et écologie. Raison d’être de la création de Kiruna et gage de stabilité économique et financière pour les habitants, LKAB est bien plus qu’une entreprise d’État.

La déclaration de Marita Ulvskog, députée européenne et membre du Parti social-démocrate des travailleurs en Suède, expliquant « (…) qu’il ne doit pas y avoir de conflit entre le développement industriel et la durabilité climatique à long terme. Partout, les gens veulent des villes où ils peuvent vivre et travailler, et je ne peux imaginer un meilleur exemple que Kiruna » , souligne le paradoxe de Kiruna, oscillant entre vitalité économique et promesses écologiques. Le marketing territorial mis en place, permettant d’ériger Kiruna en modèle pour les autres villes mondiales qui feront face aux effets du changement climatique alors que son déplacement est dû à l’expansion d’une industrie polluante, soulève de forts questionnements quant à l’avenir de l’aménagement des villes. Le modèle selon lequel un espace urbain se voit contraint d’être déplacé afin qu’une industrie polluante puisse s’étendre interroge sur la manière dont l’espace vécu est appréhendé par les autorités publiques. À la fois réaliste face à la nécessité de l’exploitation de minerais de fer et le poids économique de LKAB ; ambitieux sur le plan architectural et inquiétant sur le plan démocratique, le déplacement de Kiruna est un sujet complexe aux enjeux multiples. Face à l’une des entreprises d’État les plus influentes de Suède, une ville entière est-elle en train de s’incliner ?

La ville de Kiruna a été fondée par Hjalmar Lundbohm, premier directeur de LKAB, à la suite de la création du site minier en 1890. Succédant à la mine de Luossavaara, ancienne exploitation à ciel-ouvert vidée de ses ressources, la montagne Kiirunavaara devient un site minier stratégique pour le développement de la Suède. C’est en 1888 que la ville de Kiruna se développe de manière accélérée grâce à la création de la Iron ore line, reliant par voie ferrée Malmberget à Lulea puis Kiruna et Narvik, port stratégique en Norvège. Cette ligne ferroviaire a alors permis l’augmentation du fret de minerais de fer à la fois national et transfrontalier, annonçant ainsi le début de cette industrie fructueuse. 

Pensée comme une communauté nouvelle novatrice, la ville de Kiruna a été aménagée dans les années 1900 pour résister face aux températures extrêmes de l’Arctique suédois. Déjà pensé comme lieu d’innovation intellectuelle pour le reste du pays avec la création en 1909 de l’École pratique pour les jeunes de Kiruna, formant l’élite suédoise, et l’ouverture de l’observatoire géophysique, Kiruna semble être le laboratoire de création d’une ville-parfaite. Devenue très touristique, Kiruna rayonne désormais grâce à son hôtel de glace connu dans le monde entier et à son centre spatial créé par le Conseil Européen de recherches spatiales, servant de base européenne pour le lancement de satellites et de fusées-sondes.

Actuellement fragilisée et en péril, Kiruna souhaite tirer profit de la délocalisation annoncée d’une partie de son centre-ville en s’inscrivant à nouveau dans un schéma novateur, innovant et destiné à inspirer les aménageurs du monde entier. 4000 habitations, 2 autoroutes principales, la ligne de chemin de fer et la majorité des infrastructures devant être détruites et délocalisées, une relecture complète du territoire apparaît comme nécessaire. Souffrant d’une carence en offre culturelle, en espaces publics et d’une population en déclin malgré un fort attrait touristique, Kiruna souhaite alors reconnecter le centre-ville à la nature et développer les lieux de sociabilité pour les habitants tout en inscrivant la ville dans une modernité affirmée. L’aménagement d’une nouvelle place centrale, accueillant le nouvel hôtel de ville construit à l’image d’un cristal regroupant les activités politiques mais également culturelles de la ville n’est pas sans rappeler le modèle répandu de l’architecture scandinave moderne, déjà présent en Norvège ou au Groenland. Tranchant avec l’héritage autochtone de la ville, pourtant siège du Parlement Sami de Suède, Kiruna souhaite avant tout faire preuve d’innovation tant architecturale qu’énergétique, probablement afin de faire oublier la réalité minière présente à seulement quelques kilomètres. Plus inclusif, dépassant le modèle historiquement masculin du mineur encore quelque peu dominant à Kiruna, ce nouveau plan d’aménagement est une révolution pour ce territoire arctique.

Fortement épineux, ce projet visant à délocaliser la majorité des habitants de Kiruna nécessite un haut degré d’acceptabilité de la part de la population. Ne souhaitant pas renforcer le sentiment de déracinement des habitants, une attention particulière a été apportée à la conservation de l’identité patrimoniale et architecturale de Kiruna. Ainsi, les bâtiments emblématiques comme l’église, élue plus bel édifice de Suède en 2001, ou encore la Tour d’horloge seront démontés puis relocalisés.

La faible empreinte écologique de la nouvelle Kiruna : Greenwashing ou véritable innovation ?

Souhaitant réintégrer la nature au sein de Kiruna avec la création de doigts urbains, assurant un accès rapide pour les habitants à la nature environnante, l’aménagement prévu de la ville s’oriente en faveur d’une diminution de l’impact écologique de l’espace urbain.

LKAB s’inscrit également dans cette dynamique et prévoit de devenir entièrement neutre en carbone d’ici 2045. Cette nouvelle stratégie permettra alors à LKAB de sécuriser son activité au-delà de 2060. LKAB souhaite créer de nouveaux standards miniers en s’appuyant sur l’hydrogène comme moyen de réduire les émissions de dioxyde de carbone. La stratégie menée par la municipalité pour réduire l’impact environnemental et énergétique de Kiruna et du site minier par une utilisation raisonnée des émissions de chaleur issues de la mine ou encore par la création d’éoliennes démontre une volonté forte de repenser le modèle énergétique actuel. 

La réutilisation des matériaux issus des habitations et des infrastructures détruites ainsi que la construction raisonnée et performante des maisons conçues pour résister au froid et aux importantes quantités de neiges sur les toitures permettent ainsi d’allier conservation du patrimoine et diminution de l’impact écologique. Cependant, les matériaux datant des années 1950, leur qualité n’est alors pas suffisante pour permettre de construire de nouvelles habitations. Le coût économique de cette opération encore très peu répandue représente également un frein conséquent à la mise en place d’une telle ambition. 

Paradoxalement, la forte présence de la voiture, certes nécessaire sur un territoire arctique, n’est pas remise en cause au profit d’une voiture électrique. Bien que des zones piétonnes soient prévues au sein du nouveau centre-ville, l’accès à celui-ci ne sera possible qu’en voiture. Le parti écologiste de Kiruna regrette ainsi l’absence de politique offensive sur la place de la mobilité douce au sein du nouveau plan d’aménagement de la ville. La prospective d’aménagement prévoyant un déplacement constant de la ville sur 100 ans semble elle aussi ne pas prendre en compte les dangers écologiques liés à l’étalement urbain. Bien que s’installant sur une ancienne zone industrielle, la nouvelle portion de Kiruna va conduire à l’artificialisation de forêts et de pâturages. La construction de nouvelles routes ou l’élargissement de la voirie existante entraîne alors une artificialisation des sols et la destruction de souches d’arbres.

Définissant Kiruna comme un modèle de résilience urbaine face aux effets du changement climatique pour le monde entier, la municipalité et LKAB instrumentalisent potentiellement l’argument écologique en soulignant le caractère nécessaire du déplacement de Kiruna tout en omettant la raison initiale de son déplacement : l’expansion de l’industrie minière[7]. Bien que souhaitant inscrire à terme Kiruna dans un modèle économique moins dépendant de l’industrie minière et tourné vers le tourisme, la gouvernance du projet, porté exclusivement par LKAB, ne semble pas laisser envisager la fin de la dépendance de la municipalité vis à vis de ce géant économique.

S’inscrivant dans une idéologie relevant du récit local, ancré dès les années 1900 lors de la création de la ville déjà érigée comme modèle, ce déplacement urbain questionne la possibilité d’une ville-minière écologique.

La municipalité et l’entreprise minière : Une interdépendance déséquilibrée ?

L’adage local « Lorsque LKAB tousse, Kiruna s’enrhume » illustre clairement la relation d’interdépendance de Kiruna vis-à-vis de LKAB[9]. À l’origine de sa création, la municipalité ne souhaite pas renier l’héritage minier de la ville au profit d’un marketing axé vers la durabilité de Kiruna. Au contraire, la ville est déplacée afin de permettre à la mine de s’étendre, sur 100 ans.

Le paysage politique de Kiruna ne semble pas s’opposer à cet héritage minier. Le parti écologiste de Kiruna ne fait en effet nulle part mention d’une quelconque opposition. Seule la place de la voiture est remise en cause. Le seul levier des autorités municipales vis-à-vis de l’influence de LKAB est en effet de faire pression sur la transition écologique de l’entreprise minière. Sujet en effet épineux, LKAB recrute environ 20 % des habitants et constitue alors un bassin d’emplois nécessaire notamment à travers les emplois indirects découlant de l’industrie minière.

Plus étonnant encore, seul 1 % du foncier de Kiruna est détenu par la municipalité. L’État possède en effet 80 % du sol et les 20 % restants appartiennent aux entreprises privées ou d’État, dont LKAB. Ainsi, l’ultimatum posé par l’entreprise minière en 2004 pour déplacer la ville de Kiruna sous peine de perdre son employeur principal ne pouvait être rationnellement refusé par la municipalité. Prenant en charge les frais associés à l’expropriation des habitations, LKAB détient un rôle actif dans ce processus de déplacement. Élues démocratiquement, les autorités locales voient leur rôle diminuer au profit de LKAB.

Vers un manque de transparence des autorités publiques ? Une acceptation citoyenne encore floue 

Pensé comme étant la transformation urbaine la plus démocratique au monde, les consultations citoyennes représentent une part importante dans les documents de communication des autorités locales. Cependant, les habitants n’ont pas pu se prononcer sur l’essence même du projet, décidé unilatéralement par LKAB. Seul l’emplacement de la nouvelle ville et les nouvelles infrastructures ont été débattus avec les habitants. 

Souvent appréhendé comme un déplacement forcé, ce projet soulève également de nombreuses questions vis-à-vis de la population Sàmi. Siège du Parlement Sàmi depuis 1993 et terre historiquement habitée par cette population depuis 6000 ans, le territoire de Kiruna semble avoir tourné la page sur cet héritage. Occupant de nouvelles terres de pâturage des rennes Samis, le nouveau Kiruna préfère l’innovation aux respects des traditions. Bien que la construction d’un pont par LKAB permette aux rennes de traverser malgré la destruction de leurs champs, le Parlement Sàmi n’a pas pu s’opposer de manière frontale à ce projet. Plus important encore, le Parlement Sàmi n’a jamais eu de locaux propres à Kiruna. Un déménagement à Östersund est actuellement envisagé. Par ailleurs, l’association Sàmi de Kiruna attendait la création d’un nouveau centre culturel prévu par LKAB et par la municipalité dans le cadre du nouveau centre-ville. Véritable place forte du nouveau Kiruna, ce lieu de culture Sàmi n’existera finalement plus, en raison de la révision des plans d’aménagements dû à de nombreux retards. Contre-pouvoir politique et figure de contre-culture, ces deux éléments démontrent alors une véritable volonté de placer la culture minière comme seule identité de Kiruna, et renforce la toute-puissance de la mine. 

Étonnamment, aucune contestation frontale n’existe à Kiruna contre le projet. Seule la question des indemnités financières pour les habitants par LKAB a fait l’objet de débat. Les efforts étant tournés vers la création du nouveau Kiruna, les infrastructures actuelles dans l’attente d’être déplacées ne font l’objet d’aucune rénovations, et la qualité de vie des habitants s’en trouve impactée.

L’absence d’études scientifiques sur les impacts écologiques mais également sanitaires pour la population interroge plus largement sur la volonté de la municipalité et de l’industrie minière de connaître les conséquences objectives de cette exploitation sur le territoire et les habitations. Seul le niveau de particules dans l’air est analysé scrupuleusement par LKAB. La construction d’un quartier résidentiel au pied de la montagne Luossavaara, ancien site minier, en l’absence de toute étude écologique sur la pollution des sols soulève de forts questionnements quant à la véritable volonté politique d’inscrire Kiruna dans une transition écologique avérée. 

Véritable figure de prospérité et de richesse, LKAB ne soulève que peu de débats. La population semble passive, persuadée elle aussi qu’un autre modèle n’est pas possible. L’implantation de la mine dans l’espace vécu des habitants est-elle si forte qu’elle en devient toute puissante ? LKAB, corps économique non élu, dirige-t-il la ville ?

Conclusion

Ce projet de déplacement urbain pose de nombreuses questions quant à l’avenir des villes minières au-delà de l’Arctique. Économie très influente en Arctique mais également dans le reste du monde, l’industrie minière est à l’origine d’un grand nombre de centres urbains, notamment en Russie. Loin d’être en déclin, cette industrie reste un levier économique crucial pour de nombreux territoires. Le développement des énergies vertes utilisant un grand nombre de métaux rares issus de l’industrie minière souligne la nécessité de poursuivre cette extraction. Bien que permettant d’allier brillamment industrie minière et ville durable, ce projet suédois inquiète. Accepté par les habitants de Kiruna et de ce fait, exempt de toute critique au sein même de la ville, ce déplacement soulève tout de même de profondes interrogations au-delà des frontières suédoises. Malgré un possible manque de légitimité dû à la formulation de critiques par des personnes extérieures à la ville, la transition écologique et l’impact de l’industrie minière s’étendant bien au-delà des frontières de la Laponie, il s’avère nécessaire de questionner ce phénomène urbain pour mieux adapter la ville écologique de demain. 

Présentée comme utopique et résiliente, Kiruna n’est peut-être que le contre-exemple de la ville écologique. Véritable innovation écologique, projet réaliste ou encore greenwashing, l’analyse de ce projet urbain confronte des visions très différentes, concernant à la fois la ville de demain et l’avenir énergétique du territoire. Faisant le pari d’une industrie minière qui saura s’adapter aux effets du changement climatique et persuadée qu’une extraction écologique est possible, Kiruna rappelle finalement toute la complexité de l’avenir de l’industrie énergétique. » »

Alors, a-t-on décidé de faire de Kiruna une icône de la création destructrice, un symbole de la fuite amnésique de l’homme face à ses excès ? A suivre …

 

 

 

Roland Bérenguier

Pierrevert – Novembre 2021





Réalisation Alain Escobar