16 OCTOBRE 2017
RUBRIQUE ''COUPS DE CŒUR N° 72 DE VICTOR BÉRENGUIER
EXTENSION DU DOMAINE DE
L'INSOMNIE
Chers
lecteurs,
Cet article
de Gérard Bronner* paru dans l'hebdomadaire ''Le Point** N°2350 du
jeudi 21 septembre 2017 a suffisamment
retenu mon attention pour que je le retranscrive intégralement pour vous en
faire aussi profiter car il m'a beaucoup interpellé. J'ai pensé que vous aussi vous aurez du plaisir à en
prendre connaissance.
«
La sollicitation permanente des réseaux
sociaux incite les jeunes à rogner sur leur sommeil.
Analyse d'une tyrannie librement consentie.»
««
L'un des faits majeurs des sociétés
industrielles est le formidable accroissement du temps libre. Qu'on y songe,
dans notre pays, il a été multiplié par 5 depuis 1900! Et que fait-on de cette
disponibilité? Nous pourrions profiter de ce temps arraché au labeur pour
prendre soin de nous, nous reposer un peu plus par exemple. Or, toutes les
enquêtes le montrent, c'est l'inverse qui se produit: nous dormons de moins en
moins. Ainsi, le temps de sommeil des Français est aujourd'hui de 7h30 alors
qu'il était de 9 heures au début du XX ème siècle. Les Etats Uniens, en avance
sur ce point comme sur d'autres, ne dormiraient, eux, que 6h30 en moyenne par nuit.
Les explications de ce fait tiennent tout autant à la moindre pénibilité
physique du travail, qui nécessiterait donc moins de repos, qu'à l'élairage
continu qui caractérise la vie en ville, nous maintenant en éveil, ou encore,
et surtout, à l'omniprésence des équipements de loisirs (télévision, tablette,
smartphone, ordinateur), qui solliciteraient e façon de plus en plus
envahissante notre temps de cerveau disponible. Ce dernier aspect du problème
explique une partie des résultats obtenus récemment par un équipe de recherche
française, qui ont fait la une de certains journaux. Trois chercheurs des
universités de Tours et d'Orléans ont étudié l sommeil de 778 enfants de 5 à 10
ans et montré qu'ils se reposaient quinze à vingt minutes de moins depuis quinze
ans. Les enfants en bas âge sont donc eux aussi touchés par l'extension du
domaine de l'insomnie. Il y a lieu de s'inquiéter, car ce temps physiologique
est primordial pour la construction du cerveau de nos enfants. Ainsi à 5 ans,
il est nécessaire de dormir 11h30. C'est un fait qui a aussi été mis en lumière
par plusieurs études concernant les adolescents. A cet âge si particulier, on sait que lorsque la vigilance
parentale baisse, l'intimité de la nuit devient une opportunité pour
communiquer avec les amis sur les réseaux sociaux. Les ados ne s'y disent pas
forcément grand chose, mais ne pas entretenir ces relations signifie pour eux
une forme de désocialisation qui peut se payer au prix fort en termes de
popularité, un graal qui paraît être devenu la valeur cardinale de certains
jeunes gens. Cela n'est pas nouveau. Mais, pendant longtemps, cette s était une
notion floue qui ne pouvait être mesurée objectivement. Cela laissait à chacun
la liberté de croire qu'il était indispensable ou au mons apprécié.
Aujourd'hui, les nomenclatures de ces communautés adolescentes sont en partie
objectivées par les différentes mesures que permettent les réseaux
sociaux : likes, partages, followers, etc … Les cartes sans
cesse redistribuées de la visibilité sociale dépendent aussi de l'omniprésence
sur le marché de la sollicitation. Dans le secret de la nuit se nouent parfois
des hiérarchies qui auparavant s'établissaient dans les cours d 'école.
Cette sollicitation peut facilement devenir une forme de tyrannie librement
consentie, car on ne quitte cette roue infernale qu'en acceptant d'en payer
socialement le prix.
C'est la crainte d'un déclassement symbolique qui
maintient en éveil, et c'est particulièrement vrai chez les jeunes qui sont en
construction identitaire. Cette peur de ne pas en être, de rater quelque chose,
est une préoccupation à laquelle personne n'est tout à fait étranger, la
socialité étant un des fondements de notre espèce. Mais la technologie
contemporaine lui permet de s'exprimer d'une façon inquiétante. Une enquête de
2016 révèle par exemple que nous consultons, en moyenne, plus de 221 fois notre
smartphone par jour, soit une fois toutes les six minutes. De la même façon,
plus d'une personne sur deux se déclare anxieuse en l'absence de réseau pour son
téléphone, et cette inquiétude est ressentie chez 76 % des 18-24 ans. Un
chercheur de l'université de Chicago a même montré que, dans des conditions
expérimentales, il était plus facile pour la majorité des sujets de se priver
de nourriture ou de relations sexuelles que d'une connexion Internet. L'empire
de ces sollicitations cognitives s'est progressivement étendu au point qu'on a
créé un néologisme pour désigner cette peur de rater quelque chose: la
Fomo(Fear of Missing out): nous consultons sans cesse nos mails, notre compte
Facebook, notre téléphone pour le cas où … Le réel s'est fractionné en une
multitude de micro-événements qui créent chez beaucoup d'entre nous, bien
au-delà des seuls adolescents, une forme d'addiction. Dans ce cadre, le sommeil
devient sommeil synonyme du risque de rater des opportunités, et l'insomnie un
symptôme du despotisme de l'événement.»»
* Sociologue.
** www.lepoint.fr
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